"Appelez nous des éco-furieux": les étudiants d'HEC Transition appellent à une transformation radicale du système
Le 1er décembre 2022, trois étudiants en Master sont montés à la tribune du 9ème sommet de l'économie pour prononcer devant un parterre de chefs d'entreprises, décideurs politiques et journalistes, un discours engagé sur le thème : "La transition n'a pas commencé". Organisée par le magazine Challenges, cette conférence a exploré durant deux jours le concept de "bifurcation(s)".
Auteur/Author of this article: Frédéric Voirin
Ce sont les élèves-ingénieurs d’AgroParisTech qui ont mis le mot de bifurcation au-devant de la scène, lors d'une retentissante prise de parole à l'occasion de leur remise de diplôme en avril 2022. Remettant en cause une formation qui participe aux "ravages sociaux et écologiques en cours", leur appel à bifurquer était un appel à délaisser les carrières d'ingénieurs qui leur étaient promises, refuser de servir ce système" pour explorer d'autres voies et d'autres modes de vie.
Bifurquer ou transformer
Après avoir généré de nombreux échos dans le monde universitaire - y compris à HEC avec le discours d'Anne-Fleur Goll lors de la cérémonie de remise des diplômes en juin 2022 - et un vif débat d'idées dans les médias, c'est aujourd'hui le monde économique et de l'entreprise qui s'emparent de ce sujet.
"Refondation". Transition. Bifurcation… Ces trois mots dansent au moment de réfléchir sur l’évolution de nos économies et du capitalisme", écrit Challenges en introduction de son 9ème sommet de l'économie qui avait pour thème "Bifurcation(s). Vers un autre capitalisme". Ce concept "symbolise les doutes d’une génération théoriquement éduquée pour inventer le progrès de nos sociétés".
Valentine Japiot, Louis Fidel et Zoë Bantignies-Le-Bars, nos trois étudiants et membres du club HEC Transition, qui sont montés sur la scène du Palais de Tokyo, revendiquent eux aussi une forme de radicalité mais différente de leurs camarades d’AgroParisTech, en leur rendant hommage, car c’est de l’intérieur qu’ils appellent à changer le système.
Mettant les dirigeants d’entreprises face à leur responsabilité "Quel sera votre héritage?", ils ont détaillé dans leur discours un ensemble de mesures pour une transformation radicale, des entreprises, de leurs business models, des métiers, de la RSE et de notre système au sens large.
“A ceux qui veulent changer le système de l’intérieur, merci de ne pas laisser le monopole aux partisans de l’immobilisme. Aux déserteurs, merci de repousser les frontières des carrières possibles, nous faire réaliser que nous pouvons dire non. Nous avons besoin de chacun dans ce système à transformer radicalement.”
Nous les avons interrogé sur leur démarche à l’issue de cette conférence.
Valentine Japiot est en Master in Management, Majeure Projet, Innovation, Conception
Louis Fidel est en en Master in Management, double diplôme avec SciencesPo
Zoë Bantignies-Le-Bars est en Master in Sustainability and Social Innovation
Vous avez répété à plusieurs reprises dans votre discours que la transition écologique n’a pas commencé, pourquoi ?
La formule est volontairement un peu provocante. Les choses s’accélèrent bien sûr, mais nous manquons encore de changements structurels. Le SUV électrique, aberration énergétique, en est un symbole. Vu la trajectoire que nous empruntons, l’alerte à retenir est peut-être de commencer à accélérer notre adaptation.
Une forme de colère monte effectivement au sein de notre génération
Vous avez affirmé être "éco-furieux". Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?
Cette formule veut prendre le contre-pied de l’éco-anxiété qui peut être paralysante. Une forme de colère monte effectivement au sein de notre génération, à qui on explique d’un côté qu’on a besoin d’elle pour transformer les entreprises, et de l’autre qu’elle est trop “radicale” ou “idéaliste” quand elle propose des idées concrètes. Ce message semble avoir marqué les esprits. Tant mieux.
Selon vous la RSE doit être synonyme de compétences et non de communication, pour "rendre la sobriété désirable" : comment faire selon vous ?
La première piste d’action incontournable est de transformer les enseignements d’HEC, le programme Grande Ecole mais aussi les formations Executive, qui permettent de toucher des cadres dirigeants dès aujourd’hui.
Concernant le coût de la transition, la question de la justice sociale est essentielle. Aujourd’hui, nous avons fonctionné avec des boucliers universels, pour le gaz ou l’essence, extrêmement coûteux. Il faut réfléchir à des mécanismes ciblés sur les plus fragiles.
Un exemple de levier est celui de la comptabilité. Les méthodes comptables actuelles n’ont rien d’universel, elles sont hégémoniques depuis moins de 40 ans. Or celles-ci ne reflètent que les flux financiers et empêchent de penser l’intégration sérieuse des prédations environnementales et sociales dans la manière dont sont valorisées les entreprises. Des méthodes de comptabilité alternatives, écologiques, émergent aujourd’hui. Celle qui nous semble le plus ambitieuse est la méthode CARE développée par des chercheurs d’AgroParisTech et de Dauphine et qui permet d’intégrer l’ensemble des relations de l’entreprise avec son environnement naturel.
Concernant le coût de la transition, la question de la justice sociale est essentielle.
Valérie Baudson (H.94) directrice générale d’Amundi et Eric Lombard (H.81) directeur général de la Caisse des Dépôts ont salué votre motivation et vous ont remercié de vouloir faire évoluer le monde des entreprises capitalistes. Avez-vous pu échanger avec d’autres participant.es au cours de ce 9ème sommet de l’économie et qu’avez-vous retenu ?
Nous avons pu poser des questions aux dirigeants pendant leurs interventions tout au long de l’après-midi mais nous ne sommes pas certains que le discours ait été écouté en profondeur, du moins par les gens dans la salle, qui ont surtout applaudi la symbolique de ce que nous représentons : des jeunes engagés, sérieux et radicaux.
Nous ne sommes pas certains à ce stade que nos propositions de plafonner le TRI à 15% ou d'ouvrir la voie à un changement des normes comptables ont été retenues. Il nous faudra peut-être le répéter à d’autres occasions !
Faire émerger une culture de la déconsommation en évitant que ce soit aux personnes les plus précaires à qui l’on demande de « déconsommer »
Vous avez dit depuis la scène qu’il fallait "produire mieux et produire moins". Dans cette optique, Hélène Valade, directrice du développement environnement du groupe LVMH, a expliqué que son groupe génère 6 millions de tonnes annuelles de CO2 mais aussi que ses Maisons de mode en parallèle font de l’upcycling (recyclage de fils, cuirs) et réparent 100.000 articles chaque année. Quelques minutes plus tôt, Jérôme Fourquet de l’IFOP précisait que 70% des utilisateurs/trices d’applications de revente de vêtements de seconde-main réinvestissent leurs gains dans l’achat de vêtements neufs. Comment appréhendez-vous ces défis de changement des modes de consommation et de nouveaux business models écoresponsables ?
C’est une très bonne nouvelle que l’on commence à parler autant de seconde main, c’est-à-dire de réemploi, ce qui va beaucoup plus loin que le recyclage. Mais gare à l’effet rebond bien sûr, les modes de consommation doivent être repensés. Dans notre discours nous disons que “ l’enjeu est de se transformer pour revenir dans le cadre des limites planétaires. Il va falloir produire mieux, et pour la plupart, produire moins”. Dans ce cas on parle de l’entreprise mais ça s’applique très bien au consommateur : Il va aussi falloir consommer mieux et consommer moins, et donc faire émerger une culture de la déconsommation. La difficulté est d’éviter que ce soit aux personnes les plus précaires à qui l’on demande de « déconsommer ».
L’enjeu est de se transformer pour revenir dans le cadre des limites planétaires
D’un point de vue collectif, il faut réfléchir démocratiquement à la place de la publicité dans l’espace public, et certainement à sa réduction. D’un point de vue individuel, il faut progressivement chercher à se réapproprier de ce que l’on consomme et l’empreinte environnementale liée : d’abord on s’informe, puis on réduit, on redéfinit ses besoins, on favorise le réemploi, l’occasion, le partage...
En somme, d’un côté on modifie l’imaginaire marchand, de l’autre on favorise la réappropriation de la matérialité de notre consommation, surtout la consommation « immatérielle ». Nous ne couperons notamment pas dans notre milieu à une réflexion sur l’usage de l’avion. Il faut changer les imaginaires de voyage, ce que veut dire dépaysement, et être responsable.
Adam Melki (H.21), co-président d'HEC Transition et co-fondateur de l’académie biodiversité d’HEC, rappelait le matin même que la projection professionnelle à 40 ans était illusoire face à l’urgence de réduire de moitié les émissions carbone et GES et d’arrêter de suite les business models énergivores telles que la fast-fashion ou les industries pétrolières. Comment vous et vos camarades d’HEC, "déserteurs" des grands groupes ou non, vous projetez-vous vers ce monde professionnel ?
Il est plus facile de savoir ce que l’on ne veut pas faire que ce que l’on veut faire. En tout cas, il faudra pousser de tous les côtés pour transformer les règles du jeu : grands groupes, startups, PMEs, organismes publiques… Il revient ensuite à chacun de choisir où il se sent le mieux, avec le plus de capacités d’impact ! Mais il faut absolument occuper le terrain des grandes entreprises et institutions, clés de voûte du système.
Concrètement, les collectifs de salariés à l’intérieur de l’entreprise, à tous les niveaux hiérarchiques, sont essentiels pour créer des réseaux d’alliés pour faire pivoter le paquebot. Les entrepreneurs ont aussi un rôle clé dans la création de nouveaux modèles « disruptifs », et nous espérons qu’ils seront les fers de lance de futurs désirables écologiquement.
Vous avez lancé "Ne pas agir, c’est déjà choisir". Face à vos propos, pensez-vous que ce genre de sommet ait un réel impact et que souhaiteriez-vous voir émerger pour sa 10ème édition ?
Ce genre de sommet est intéressant pour mesurer les progrès des entreprises en matière de transition, leur niveau d’ambition et les changements qu’elles anticipent.
Si certains sujets ont gagné leurs lettres de noblesse, la sobriété notamment, notre sentiment en tant qu’étudiants et qu’on reste encore loin de la “bifurcation” avec la notion de radicalité qu'elle requiert.
Dans notre discours puis dans nos questions, nous avons essayé de les interroger sur les changements de modèles structurels qu’ils envisageaient, mais elles ont souvent botté en touche et préféré revenir sur des sujets plus maîtrisés : innovation et avancées technologiques, responsabilité de l’Etat, taxe carbone… Cela peut se comprendre mais la biodiversité et les autres limites planétaires semblaient parfois totalement absentes de leur projection.
Alors que viser pour la prochaine édition ? Nous espérons que nous y parlerons de changements véritablement radicaux pour l’économie et nos modes de consommation, avec une montée en puissance des ambitions des entreprises !
A lire également
Transition écologique : peut-on vraiment réinventer le capital?, Challenges.fr, 1er décembre 2022
Louis Fidel (H.23) : de l’éco-anxieux à l’éco-furieux, HEC Stories, 16 février 2022
Lire l'intégralité du discours
La transition n’a pas commencé
Pour tenir la trajectoire +1,5°C, le GIEC a calculé notre budget carbone restant. Si une chose est bien claire, c’est que le moindre nouveau forage fossile nous fera sortir de cette trajectoire. De quelle transition énergétique parle-t-on ? La consommation de pétrole et de charbon continue de croître, année après année, et des dizaines de projets de nouveaux gisements sont en cours. Bien sûr, des énergies dites “vertes” sont apparues, mais elles ne sont que venues s’ajouter aux énergies fossiles. Dans tous les secteurs, des technologies moins polluantes ont émergé, des réglementations sont apparues, et ont commencé à faire bouger les entreprises, au nom de la croissance verte. Mais la transition n’a pas commencé, car ces nouvelles activités ne viennent que s’ajouter au reste.
Nous continuons de parler de croissance verte, écologique, durable, inclusive ou que sais-je encore. Autant de termes qui nous rassurent en nous faisant croire que nous sommes bien capables de faire des choses “zéro carbone”, alimentant ainsi le mythe d’un découplage entre PIB et CO2. Cette croissance verte qui offre un gisement fabuleux pour le greenwashing des entreprises et des politiques publiques. Quand nous affirmons que la croissance verte n’existe pas, près de 1000 études scientifiques ont déjà démontré que le découplage relatif ou absolu est impossible, on ne peut pas à la fois accélérer et ralentir.
La transition n’a pas commencé, car l’on a encore des entreprises qui se vantent de leurs baisses d’émission obtenues en cédant leurs activités polluantes à des acteurs encore plus opaques, vite avant que celles-ci ne deviennent des “actifs échoués”.
Elle n’a pas commencé, car annoncer que l’on sera neutre en 2050 sans s’engager sur une trajectoire de réduction chiffrée, cela ne vaut rien.
Surtout, elle n’a pas commencé car nous n’avons même pas entamé la prise en compte des limites planétaires autres que le changement climatique : biodiversité, cycle de l’eau, pollution chimique, artificialisation des sols… Si l’on s’était donné pour objectif de toutes les dépasser, nous n’aurions pas fait mieux.
La transition n’a pas commencé car, ce n’est pas de ce paradigme de croissance, de cette logique d’addition, dont nous avons besoin, mais d’un paradigme de transformation radicale. Nous devons transformer notre façon de produire, de consommer, de jeter. Nous devons organiser la décroissance de certaines activités, planifier la transformation des secteurs essentiels, organiser notre résilience face aux crises à venir, et surtout protéger les plus vulnérables.
Le défi est immense car nous avons déjà dépassé plusieurs limites planétaires et pourtant, des milliards d’êtres humains n’ont toujours pas accès à tous les droits sociaux de base : nourriture, santé, éducation…
Pour ramener nos entreprises, nos modes de vie dans ce cadre, pour sortir de cette logique d’addition, et entamer la bifurcation, il nous faut une génération de transformateurs radicaux.
Dirigeants, quel sera votre héritage ?
Jusqu’ici, il n’y a rien de neuf dans ce que nous disons par rapport à d’autres appels de scientifiques, d’institutions internationales, ou d'étudiants. Alors il est temps d’essayer autre chose, d’essayer un autre registre. Parlons de ce que sera votre héritage. Vous, dirigeants actuels, serez-vous les transformateurs radicaux qu’il nous faut ?
J’assume ce nous, car je vous le dis, il y a une génération qui vous regarde, qui est en train de rentrer dans toutes vos structures. Certains d’entre nous préfèrent les déserter, nous respectons leur décision et nous nous abstiendrons bien de les critiquer, mais ce n’est pas notre choix. Nous choisissons l’entreprise comme acteur du changement, mais sommes aussi très conscients que nous ne pourrons pas faire autre chose que de secouer toutes ces structures, de l’intérieur, pour les transformer radicalement. Nous serons possiblement à vos postes dans 20 ans, et disons-nous les choses dès maintenant, pour l’instant, nous ne sommes pas du tout convaincus de ce que font nos prédécesseurs, et nous voyons de manière criante tout ce qu’ils n’essaient même pas de faire. Nous en avons assez de l’impuissance. Nous en avons assez de ceux qui disent “mais, on ne peut pas faire autrement”, “c’est comme ça que ça marche”, “ça a toujours marché comme ça”.
Vous vous dîtes peut-être que nous faisons partie de ces jeunes idéalistes et angoissés, ou pire, éco-anxieux. Et bien non, ce n’est pas du tout le cas. Nous ne sommes pas idéalistes, le problème environnemental ne nous procure qu’assez peu d’angoisse, et certainement pas d’anxiété. Nous savons qui nous sommes, et nous savons que nous sommes avant tout en colère. Nous faisons partie de cette jolie classe, qui, avec constance, essaie de mieux comprendre notre monde et ses rouages. Et chaque jour qui passe, la colère monte, contre les règles qui le régissent, et surtout contre ceux qui les défendent avec ferveur. Si vous voulez absolument mettre un mot, appelez nous plutôt éco-furieux.
Cela étant dit, que pouvons-nous faire ? Le constat rappelé plus tôt appelle à une action urgente, nous n’avons pas le temps de patienter jusqu’à votre retraite : vous êtes les dirigeants d’aujourd’hui, et c’est aujourd’hui qu’il faut agir. C’est à vous d’impulser le cap, car c’est vous qui avez gravi tous les échelons de vos structures, et c’est vous qui avez le pouvoir. Votre héritage se construit donc maintenant.
Les crises vont se multiplier, vous le savez. Vous êtes intelligents ; vous avez rationnellement compris le problème ; et vous sentez que le vent de l’histoire souffle de ce côté … et pourtant, pourtant… eh bien, pas de transformation radicale. On paye déjà aujourd’hui des décennies de procrastination, c'est-à-dire de non-choix de votre part, ou de la part de vos prédécesseurs. Faut-il attendre une guerre ou un effondrement pour que vous saisissiez qu’il va falloir remettre en question les règles du jeu ? Alors, qu’est-ce qui vous bloque ? Qu’est-ce qui vous empêche d’agir ?
D’abord, il est vrai que vous n’êtes pas rémunérés pour ça. Vous n’êtes pas rémunérés pour prendre en compte la résilience de votre entreprise dans 10 ans. Il n’y a pas de clause qui prévoit que quelqu’un vienne sonner à votre porte dans 20 ans pour vous demander des comptes. Le problème est peut-être là, tant dans la définition de vos missions que dans les critères qui font votre rémunération
Ensuite, il est aussi vrai que vous avez beaucoup de contraintes, à commencer par celle de la rentabilité. Celle-ci permet de payer les emplois que l’entreprise achète et d’investir dans les moyens de production. Mais disons-nous les choses, les exigences de rentabilité actuelles n'ont plus rien à voir avec le souci de pérennité de l'entreprise, il s'agit surtout de toujours plus rémunérer les investisseurs. Pour réussir la transition, il semble temps de desserrer cette contrainte. Et ce constat est en réalité assez consensuel. C’est Yves Perrier, que nous connaissons bien ici, qui l’a dit dans son rapport : je cite, “ si on veut que le coût de la transition soit réparti de façon à emporter l’engagement et la mobilisation de tous les acteurs, il semble illégitime de continuer à attendre un TRI de 15 %.” Il ne parlait ici que du climat. Vous imaginez ce qu’il aurait annoncé s'il avait été missionné pour parler de l’ensemble des problèmes environnementaux ?
Une autre contrainte que je souhaite mentionner, c’est la concurrence des autres entreprises, le fameux dilemme du prisonnier. C’est un vrai problème : à l’échelle micro, si une entreprise est la seule à s’engager, elle risque de perdre en compétitivité; la difficulté, c’est que si tout le monde pense comme cela, alors, à l’échelle macro, nous serons tous perdants. C’est pourquoi nous n’avons plus le choix, il faut promouvoir le travail en écosystème et soutenir toutes les réglementations qui sont les seules à pouvoir garantir un alignement vers le mieux-disant.
Au fond, il s’agit juste de bousculer un peu le mythe de la concurrence car qui, ici, pense sérieusement qu’elle est le meilleur moyen de nous faire collectivement atterrir dans les limites planétaires. Nous entrons dans une grande période d’incertitude radicale, il s’agit donc d’être un petit peu sérieux et de privilégier la coopération à la concurrence, l’équilibre à la croissance, et la résilience territoriale à la mondialisation.
Vous êtes les responsables de vos structures, que voulez-vous laisser comme héritage ? Qu'avez-vous à perdre à prendre des trajectoires de transformation radicale avant qu’il ne soit trop tard ? Il est temps d’arrêter de se mentir. La bifurcation aura lieu, nous en serons les garants, in fine, ça sera avec ou sans vous/alors venez bifurquer avec nous. /c’est le moment de tous s’y mettre.
Quelques principes incontournables pour entamer la transformation
Aujourd’hui, c’est toute la machinerie de l’entreprise qui semble à repenser, à tous les échelons et pour tous les métiers. L'entreprise doit urgemment rentrer dans une dynamique de transformation radicale et sans demi-mesures. Son maître mot ne doit plus être croissance, croissance du chiffre d'affaires, des parts de marché, de l'offre... mais transformation. Comment je me transforme pour revenir dans le cadre des limites planétaires ?
Nous proposons ici quelques principes incontournables pour entamer la transformation :
La RSE doit radicalement changer. La RSE, telle qu’elle est aujourd'hui, ne permettra pas à l’entreprise d’entrer dans une dynamique de transformation. Son application est périphérique au cœur d’activité des entreprises et ne remet pas en cause les objectifs court-termismes et la croissance sans limites. Soyons clair, nous n’accepterons pas de donner de notre temps pour le greenwashing et les démarches vert palliatif qui ne servent personne si ce n’est les intérêts des actionnaires sans se soucier des dommages infligés au vivant.
Ce dont nous avons besoin c’est de transformer les business models des entreprises. Non pas en ajoutant une énième branche durable à un modèle existant, mais bien en remettant en cause le cœur de nos activités. Comment réajuster les activités des entreprises en fonction de la capacité de charge des écosystèmes. Comment être viable économiquement sans les détruire ?
Nous avons besoin d’une politique de transformation de l’emploi de la nature même du travail, Nous avons besoin d'emplois dignes et utiles, dans cet objectif nous devons revaloriser les métiers déconsidérés et en inventer de nouveaux.
Ceci me mène à notre deuxième point : comment réinventer l’articulation des fonctions business, ou fonctions de gestion, dans une logique de transformation.
Jusqu’à présent, nous avons principalement fait reposer la transition des entreprises sur les ingénieurs, en leur demandant de nous inventer des technologies plus efficaces, plus “green”. Le problème ? Une solution technologique sans réflexion sur le business model mène inévitablement à un effet rebond. Le SUV électrique individuel en est le symbole. Le développement de tanks électriques n’a rien d’un changement structurel, cela ne remet ni en cause les modes de consommations ni la croissance sans limite. Les solutions technologiques se doivent d’être intégrées dans un nouveau modèle économique, tel que l’économie de la fonctionnalité fondée sur l’usage et non la propriété.
Il s’agit donc de réinventer tous les moyens de gérer l’entreprise. Pour cela, de nombreux métiers, marketing, finance, RH, comptabilité, devront se transformer, et massivement se former. La stratégie devra se penser autrement qu’en termes de croissance et de nouveaux marchés, la comptabilité devra rendre compte des actifs non financiers, et nous y reviendrons, le marketing devra rendre désirable la sobriété, la RH reconstruire l’engagement au travail.
Nous saisissons cette occasion pour appeler les écoles de commerce, à commencer par notre école, HEC, à accélérer et à aller au-devant de ces changements, pour répondre aux besoins des entreprises en nouveaux modes de gestion.
3ème point : il faut repenser la comptabilité en entreprise, réparer la boussole qui fixe notre cap. Nos méthodes comptables structurent notre manière de penser ce qui a de la valeur, et ce qui n’en a pas. Elles sont très efficaces pour favoriser la rentabilité financière et complètement inefficaces pour intégrer le coût écologique et social. On peut envisager de multiplier les reportings, d’ailleurs c’est une bonne chose, mais sans moyen d’intégrer ces données dans la valorisation de l’entreprise, c'est-à-dire dans sa comptabilité, à quelle transformation conséquente cela pourra-t-il mener ?
Nous devons donc révolutionner notre comptabilité. Par exemple, la méthode comptable CARE, développée par des chercheurs d’AgroParisTech, propose d’appréhender l’ensemble des bons états socio-écologiques et de les intégrer dans le bilan. Évidemment le carbone n’est qu’une seule des composantes, il s’agit aussi de penser tous les impacts sur le vivant, sur l’eau, sur les sols, etc.
Enfin, en quatrième et dernier point, grâce aux précédents, nous pourrons repenser l’entreprise avec une nouvelle approche de sa responsabilité, la double matérialité, et un nouvel objectif stratégique, la gestion des actifs échoués.
Il nous faut embrasser une vision de l’entreprise en double matérialité où les impacts sur son environnement sont aussi importants que les impacts de l’environnement sur sa rentabilité. Disons-le, cela nous forcera à abandonner la logique volumique de nos business models actuels, incompatible avec cette vision. C’est à cette condition uniquement que nous pourrons définir une nouvelle prospérité, dont le caractère de réussite sera lié au respect des équilibres socio-écologiques.
Ces entreprises, radicalement réformées, devront immédiatement s’atteler à la tâche principale qui nous incombe aujourd’hui, celle de gérer la fermeture anticipée d’actifs dont nous savons qu’ils n’ont pas leur place dans la société soutenable qu’il nous faut faire advenir. Les fameux actifs que nous devons faire échouer, ou qui finiront, de toute façon, par l’être. Alors posons-nous la question maintenant : comment répartir de manière juste le coût de ces transformations ?
Il s’agit d’un côté de ne plus construire une seule nouvelle infrastructure dont on sait pertinemment qu’elle est simplement incompatible avec la garantie de nos conditions d'habitabilité. De l’autre, pour celles déjà construites, planifier la fermeture en préparant dès aujourd’hui la reconversion des filières. Leur dévaluation massive aura lieu, nous savons déjà que certaines infrastructures doivent être fermées avant leur date d’amortissement, alors autant s’y mettre dès maintenant.
Nous n’avons pas le choix. Il faudra coopérer, ou copérir.
Nous, étudiants, nous aimerions vous lancer un appel à revoir fondamentalement votre copie, car personne n’est prêt pour l’examen. Nous nous comportons tous comme des étudiants face à la bifurcation nécessaire. Certains attendent le dernier moment pour réviser, pensant qu’une note moyenne suffira, d’autres se font passer pour des élèves modèles, mais les résultats ne suivent pas. Cet horizon de neutralité carbone en 2050 arrange, tant il est loin, abstrait. Mais d’ici là, rappelons que l’Europe s’est engagée sur une baisse de 55% des émissions d’ici 2030, pour tenir l’accord de Paris. 2030, c’est demain.
Alors, il est grand temps de se mettre au travail, d’arrêter de courir derrière le mirage de la croissance verte et du découplage. Et surtout, ce que je soupçonne chez beaucoup d’entre nous, le mirage que nous serons à l’abri des conséquences de notre inaction. Nous devons urgemment sortir de la logique d’addition d’activités vertes qui a prévalu jusque-là, et entamer la transformation du cœur de nos entreprises.
Nous vous avons beaucoup parlé des verrous institutionnels, notamment les exigences de rentabilité et la responsabilisation des dirigeants. Mais il n’y a aucun doute que ces verrous sauteront tôt ou tard, de gré ou par la réglementation. Et nous ne pouvons-nous permettre de voir des goulets d’étranglement apparaître tels qu’on le voit sur la main-d'œuvre pour la rénovation énergétique. Chaque métier, chaque fonction doit être prêt à entamer la transformation de ses compétences, de ses offres.
Face à cette tâche immense, nous aurons besoin de tout le monde. Pour mettre fin à ce triangle de l’inaction où entreprises, Etats et individus attendent chacun que l’action vienne des autres, il nous faudra des relais partout, dans tous les types d’organisation, tous les territoires, à tout niveau hiérarchique. A ceux qui veulent changer le système de l’intérieur, merci de ne pas laisser le monopole aux partisans de l’immobilisme. Aux déserteurs, merci de repousser les frontières des carrières possibles, nous faire réaliser que nous pouvons dire non. Nous avons besoin de chacun dans ce système à transformer radicalement.
Et dans ce nouveau système, ce n’est pas d’“une autre croissance” dont nous avons besoin. Pourquoi croître ? La croissance n’est pas un but en soi. Elle doit être la conséquence de la légitimité de votre entreprise, de sa raison d’être. Certaines entreprises doivent croître, pour assurer des conditions de vie dignes à tous, sur tous les continents. Mais pour l’immense majorité d’entre elles, l’enjeu est de se transformer pour revenir dans le cadre des limites planétaires. Il va falloir produire moins, et mieux. Nous n’avons pas le choix. Il faudra coopérer, ou copérir.