Gestion de crise : les leçons d’un « gentleman skipper »
Trois semaines après le déconfinement, et au moment où la crise du coronavirus semble, espérons-le, arriver à une nouvelle étape, HEC Paris a invité le 8 juin une personnalité hors du commun. Il s’agit de celui qu’un autre navigateur, Loïck Peyron, a surnommé le « gentleman skipper » : Jean-Pierre Dick, quadruple vainqueur de la Transat Jacques-Vabre et double vainqueur de la Barcelona World Race (tour du monde en double). Vétérinaire de formation, entrepreneur, diplômé du MBA d’HEC, Jean-Pierre Dick est venu partager avec les professeurs et collaborateurs d’HEC Paris (par visioconférence) son expérience si particulière de la gestion de crise.
« Je faisais figure d’ovni dans le milieu » : d’origine niçoise (la plupart des navigateurs professionnels sont nés sur la côte atlantique), Jean-Pierre Dick a d’abord choisi des études vétérinaires, comme son père, qui a fondé à la fin des années soixante un laboratoire pharmaceutique dédié à la santé animale. Fasciné par la mer, Jean-Pierre Dick est devenu navigateur depuis 2003, une passion qui ne lui a pas fait perdre de vue ses activités entrepreneuriales, stimulées par son passage sur les bancs du MBA d’HEC en 1997.
Un entrepreneur dans le Vendée Globe
Pour partager sa vision de la gestion de crise, Jean-Pierre Dick a choisi d’évoquer un moment crucial de sa carrière, en 2012-2013 : sa troisième participation à ce qu’on nomme parfois « l’Everest des marins », le Vendée Globe, une course à la voile autour du monde, en solitaire, sans escale et sans assistance. Participer à cette course est bien sûr un défi sportif, mais c’est aussi un véritable projet de long terme : quatre ans de préparation, une équipe de 15 personnes mobilisées, un budget annuel de près de trois millions d’euros hors taxes… La formation et l’expérience de Jean-Pierre Dick font merveille pour ce défi : sa vision entrepreneuriale de la course au large détone dans le milieu très fermé de la navigation, mais dès le début de la course, fin 2012, les résultats sont là. Trois semaines après le départ, il est en tête à l’approche du Cap de Bonne-Espérance, et franchit le Cap Horn à la troisième place. Le 20 janvier, l’impensable se produit : la quille de son bateau Virbac Paprec 3 se détache !
Gérer l’urgence
L’incident est techniquement très grave, mais ne vire heureusement pas au drame : le bateau ne chavire pas, et Jean-Pierre Dick décide immédiatement d’activer la cellule de crise au sein de son équipe. Méticuleusement préparés à toute éventualité, ses équipiers sont prêts à faire face à la situation et commencent par suivre les procédures imaginées depuis des mois : chaque membre de l’équipe dispose des mêmes informations, regroupées au sein d’un classeur, identique pour tous. La discussion tourne rapidement autour de l’éventualité d’un abandon, mais c’est là que le navigateur prend une première décision : après avoir constaté la perte irrémédiable de sa quille, Jean-Pierre Dick décide d’abord de manger un repas chaud et de dormir quelques heures. Sa réaction face à un bouleversement inattendu lui permet aujourd’hui de livrer un tout premier enseignement : avant toute chose, stabiliser la situation et accepter la nouvelle donne créée par le changement soudain. Trois principes d’action ont par ailleurs guidé les échanges qui ont suivi avec son équipe et avec les médias : être factuel, être honnête, et savoir dire « je ne sais pas ».
Un nouveau départ
Sachant la course définitivement compromise, Jean-Pierre Dick décide de changer radicalement sa vision. Il fédère son équipe autour d’un nouvel objectif : rejoindre et passer la ligne d’arrivée des Sables d’Olonne (ce qui revient à naviguer 2400 milles, soit près de 5000 kilomètres , l’équivalent d’une Transatlantique !) avec un mode de fonctionnement totalement nouveau (un bateau sans quille…). Les risques sont nombreux, mais Jean-Pierre Dick se souvient alors du principe d’attrition défendu par le grand scientifique Joël de Rosnay : « le risque existe, mais je le contrôle ». L’assureur du bateau demande de son côté au navigateur de rejoindre le port le plus proche du lieu de l’incident, à savoir l’archipel des Açores.
Heureux hasard : une forte dépression s’annonce sur les Açores, potentiellement dangereuse pour un bateau dans cet état. Jean-Pierre Dick propose alors à son assureur la seule option possible : rejoindre le Portugal, ce qui revient à conforter sa stratégie initiale visant à finir la course (et rappelle la stratégie du « pied dans la porte » apprise à HEC). Parvenu au large du Portugal, puis de l’Espagne, un nouvel imprévu s’annonce : le navigateur apprend qu’une tempête arrive dans le golfe de Gascogne. Or le règlement de la course interdit de mettre pied à terre : pour rester dans la compétition, Jean-Pierre Dick prend donc un mouillage à proximité de La Corogne et laisse un de ses concurrents lui ravir la troisième place de la course. Il reprend la mer et réussit la performance d’arriver quatrième aux Sables d’Olonne, après 80 jours de mer, accueilli triomphalement par une foule énorme, impressionnée par sa performance.
Dépasser la crise
Pour Jean-Pierre Dick, une crise constitue avant tout une opportunité, une occasion unique d’aller plus loin, de repousser ses limites. Elle permet aussi d’accéder à un niveau inégalé de satisfaction personnelle et collective, proportionnelle aux difficultés rencontrées. Cette expérience inouïe l’a d’ailleurs incité à proposer une trame de gestion de crise, en six points :
- accepter, et faire accepter, que le monde a changé
- se gérer, et gérer les autres
- garder la posture du dirigeant, continuer à être un leader
- « saucissonner » le problème (pour mieux l’analyser)
- se souvenir que les autres sont eux aussi dans la difficulté
- ressortir plus fort de la crise, pour redémarrer avec son équipe
Comme celle de nombreux sportifs de haut niveau, l’expérience unique de Jean-Pierre Dick est riche d’enseignements pour l’avenir. Le traitement d’une crise collective aussi vaste et inattendue que celle du Covid-19 peut s’en inspirer, pour gérer l’urgence, en tirer des leçons et anticiper les autres crises qui ne manqueront pas de bouleverser notre avenir. Elle pourra inspirer aussi d’autres aventuriers des mers, comme Clarisse Crémer, diplômée d’HEC en 2013, une des six femmes qui prendront le départ du prochain Vendée Globe, le 8 novembre prochain.