L’économie et la santé : deux clés pour comprendre les élections présidentielles américaines – 6 questions à Jeremy Ghez
Jeremy Ghez, professeur associé à HEC Paris, répond à nos questions autour de l'impact que l'économie et la crise sanitaire pourraient avoir sur les élections présidentielles américaines du 3 novembre prochain. Jeremy Ghez est l'auteur de « Etats-Unis : déclin improbable, rebond impossible », décrit comme « l'un des seuls livres à expliquer de façon claire et détaillée les raisons de la victoire inattendue de Trump [en 2016] ».
L'économie américaine a créé 661 000 emplois au mois de septembre, tandis que le chômage a diminué de 0,5 %. Depuis mai, le pays a créé 11 millions d'emplois. Mais cette amélioration des chiffres de l'emploi représente environ la moitié du nombre d'emplois que la crise sanitaire, et les fermetures d'usines qui ont suivi, ont pu détruire. L'économie américaine est-elle sur la voie de la reprise ?
Jeremy Ghez : C'est une question cruciale. Sondage après sondage, nous constatons que les Américains attribuent à Donald Trump la bonne performance de l'économie américaine. Après tout, avant l’arrivée de la crise sanitaire, les États-Unis ont connu la plus longue période d’expansion économique de leur histoire : elle a duré 128 mois, soit huit de plus que le précédent record, établi entre la fin de la guerre froide et les attentats du 11 septembre.
Par ailleurs les nouvelles récentes concernant les tendances économiques à long terme suggèrent que, d'un point de vue économique, les États-Unis se portent bien. Nous avons appris le mois dernier que le revenu médian des ménages américains a augmenté de près de 7 % en 2019. Les partisans du président ont laissé entendre que les efforts de l'administration actuelle pour déréglementer et réformer le code fiscal américain, très complexe, ont aidé les entreprises à embaucher, ce qui a conduit à une amélioration de la situation financière de tous les Américains – y compris les plus vulnérables. Des rapports ont montré que bon nombre des chèques de relance que la plupart des Américains adultes ont reçu dans le cadre de la réponse du gouvernement américain à la récession ont été utilisés en partie pour investir dans les marchés boursiers. La flambée des marchés boursiers que nous avons pu observer ce printemps et cet été a contribué à une augmentation de 7% de la richesse nette des ménages américains au deuxième trimestre 2020. Cela explique pourquoi le rebond des marchés boursiers est si important pour les ménages américains.
La plupart des Américains semblent croire que, sans cette crise sanitaire, l'expansion antérieure aurait pu se poursuivre. Si les États-Unis sont effectivement sur la voie de la reprise, cela renforcerait considérablement les chances de réélection de M. Trump. Cela explique pourquoi le président américain fait si souvent référence à l'état de l'économie américaine : c'est peut-être son meilleur atout pour sa réélection. Cela explique aussi pourquoi, bien que les Américains ne soient pas satisfaits de la manière dont la crise sanitaire a été gérée, le président sortant, Donald Trump, a toujours ses chances d'être réélu : l'argument économique, nous le savons tous, a toujours été important. L’année 2019 et le rebond des marchés boursiers ont peut-être été des nouvelles positives pour de nombreux Américains. Mais cela pourrait ne pas durer.
On ne peut s'empêcher de remarquer que les Américains attribuent au président Trump le mérite de l'état de l'économie du pays ET le blâment pour la façon dont cette crise a été gérée...
Il y a en effet un paradoxe. Il y a aussi des raisons de croire que l'argument économique n'a peut-être pas autant d'impact que par le passé. Tout d'abord, il y a une question de timing et de rapidité. La création d’un peu plus de 650.000 emplois au mois de septembre semble indiquer que la création d'emplois ralentit, après avoir atteint un pic de 4,8 millions en juin. Le mois de mai a clairement marqué un tournant, mais nous avons peut-être atteint la fin de ce processus, car il manque encore 10 millions d'emplois à l'économie américaine par rapport à ce qu'elle était avant la pandémie. Un économiste d'UBS, Brian Rose, estime que 5 millions d'Américains pourraient avoir perdu leur emploi de façon permanente. Un moteur de recherche d’emploi célèbre aux États-Unis, appelé Indeed, a également pu constater que les offres d'emploi dans les grandes villes comme New York et San Francisco sont en baisse de 30% par rapport à 2019. Il faudra peut-être des années avant que le marché du travail ne se remette de cette situation.
Alors que les partisans de Donald Trump espéraient une reprise rapide, en forme de V, avec une économie rebondissant aussi vite qu'elle est entrée en récession, d'autres économistes craignent donc la perspective d'une reprise lente et laborieuse. Au lieu d'une reprise « en V », ils imaginent plutôt un rebond qui prendrait la forme du logo d'une célèbre marque de sport.
Au-delà du moment et de la vitesse de la reprise, il y a la question de savoir qui profitera le plus de cette reprise...
Les économistes plaisantent parfois en disant que nous avons tendance à réapprendre l'alphabet en temps de crise, pour décrire la forme que prendra la reprise. Selon ce point de vue, le rebond ne ressemblerait pas à un V ou à une vague, mais plutôt à un K. Une partie de l'économie et de la population bénéficiera d'un rebond, tandis que d'autres secteurs de l'économie, ainsi que les Américains les plus vulnérables, continueront à connaître de grandes difficultés et ne pourront pas rebondir.
Les effets de cette crise ont été très inégaux. Selon le Washington Post, « aucune autre récession de l'histoire moderne n'a autant frappé les personnes les plus vulnérables de la société... Les pertes d'emploi dues à la pandémie ont touché en très grande majorité les travailleurs à bas salaire et les minorités. Sept mois après le début de la reprise, ce sont les femmes et les hommes noirs ainsi que les mères d'enfants d'âge scolaire qui mettent le plus de temps à retrouver un emploi ». Pendant la crise de 2008, les effets sur le marché du travail ont été beaucoup plus uniformément répartis. Pas cette fois-ci.
Certains secteurs économiques, comme la technologie, certaines parties du commerce de détail et les services informatiques, prospèrent dans l’environnement post-Covid. D'autres secteurs, comme les industries du voyage et du transport aérien, le divertissement, l'hôtellerie et la restauration, sont dévastés. Les suppressions d'emplois dans l'industrie aérienne ou chez Disney rappellent avec force que la reprise est, au mieux, inégale.
On peut imaginer que le calendrier, la vitesse de la reprise et la question de la répartition de ses bénéfices sont des questions cruciales pour la Maison-Blanche ?
Oui, et cela pourrait discréditer le récit de Donald Trump sur l'amélioration de l'économie. La façon dont cette crise a été gérée et le fait qu'elle ait touché tant d'Américains vulnérables sont tous deux susceptibles de jouer un rôle décisif dans les débats. Aussi décisif, potentiellement, que l'état de l'économie l'a été dans les campagnes passées.
Quels sont les autres thèmes-clés de ces élections ?
Il y a la politique étrangère des Etats-Unis et ses intentions, notamment en ce qui concerne le commerce international. Les Américains vont aussi réfléchir à l'équilibre de la Cour suprême, après le décès de la juge Ruth Bader Ginsburg. Ou sur l'avenir du pacte social américain, dans le sillage des tensions raciales que nous avons encore pu voir cet été.
Ces questions sont importantes. Mais on a l'impression qu'elles sont largement occultées par la situation économique, que les Américains mesurent chaque jour. Le principal obstacle à la reprise reste la crise sanitaire. Tant que cette crise sanitaire durera, il faut s’attendre à ce que la tension entre reprise économique et gestion de la crise sanitaire soit au cœur des débats de la campagne.
?️ #Elections2020 Less than a month to the US #ElectionDay , quick take by HEC Paris professor @jeremyghez on the particularities of the Presidential campaign thus far #OctoberSurprise cc @HECKnowledge pic.twitter.com/DwvE54Xe9R
— HEC Paris Business School (@HECParis) October 8, 2020
Chaque jour semble apporter son lot de nouvelles révélations et de controverses, c'est une élection américaine inédite...
Si vous êtes désorienté par ce qui se passe... eh bien, je ne vous en veux pas. Pas plus tard que ce week-end, des informations contradictoires sur la santé du président ont amené beaucoup de gens à se demander si ce n'était pas un tournant dans la campagne. Le fait que Donald Trump ait été testé positif au Covid-19 a-t-il été la fameuse « surprise d'octobre », comme les historiens en sont venus à appeler ces événements qui perturbent tardivement la dynamique électorale ?
C'est difficile à dire à ce stade, pour de nombreuses raisons. Tout d'abord, souvenez-vous qu'il y a tout juste un mois, nos regards inquiets se sont tournés vers les feux de forêt en Californie. Mais cela semble lointain. Depuis lors, la figure historique de la Cour suprême, la juge Ruth Bader Ginsburg, est décédée. Puis, le New York Times a révélé des informations sur les dossiers fiscaux du président. Et un premier débat présidentiel explosif a encore plus bouleversé cette campagne.
Alors, le jour du scrutin, nous souviendrons-nous que le président a été testé positif au COVID-19 ? Le président a rapidement vaincu le virus, et cette victoire personnelle se traduira par d'autres victoires politiques, car il se considère comme imbattable.
Mais attention au retour de bâton. Ce virus a tué plus de 200 000 Américains. Les sondages montrent que si le débat tourne autour de l'économie, Donald Trump a un avantage sur Joe Biden. Mais si le débat porte davantage sur la crise sanitaire, la balance pourrait pencher du côté de Biden. À moins qu'un événement inattendu ne change le cours même de l’élection. À ce stade, il est difficile d'imaginer quel changement de cap pourrait... Mais, comme vous l'avez dit, cette campagne électorale est la plus imprévisible entre toutes !
?️ #Elections2020 At 20 days to the US presidential #ElectionDay , 9 out of 10 Americans have already decided who they will vote for. Quick update by #HECprof @jeremyghez ⬇️ pic.twitter.com/EypZRN0oH4
— HEC Paris Business School (@HECParis) October 15, 2020