L'Espace Schengen survivra-t-il aux risques terroristes et à la crise des migrants ?
"L’Espace Schengen va-t-il survivre ? Nous ne le saurons que le 20 mai", c’est ainsi qu’Alberto Alemanno, expert de l’Union européenne, Professeur en droit européen à HEC Paris et membre du CNRS, a ouvert la discussion lors du petit déjeuner-débat sur l’Europe organisé par HEC Paris et l’institut Viavoice (le 20 avril dernier). L’événement, qui s’est tenu à la Rotonde Montparnasse, était animé par le professeur, qui a rappelé que la crise migratoire que traverse l’Europe durera certainement encore 20 à 30 ans.
L’avenir de l'espace Schengen en question
« Si le système Schengen est remis en cause par des défaillances graves au niveau du contrôle des frontières extérieures, l’Union européenne pourrait autoriser les Etats-membres à adopter des contrôles transitoires aux frontières pour une période illimitée », a souligné le professeur de droit.
Alemanno a ajouté que si, le 20 mai prochain, l’UE permet aux Etats-membres de maintenir le contrôle de leurs frontières intérieures, les choses se passeront lentement (tout comme un Brexit éventuel) et nous serons alors dans une période transitoire, sans réécrire les traités. Les Etats pourront fermer les frontières sur certains tronçons où existent des faiblesses, a précisé le professeur : « je ne pense pas qu’aujourd’hui on puisse envisager une remise en cause de la libre circulation des personnes en Europe à condition que les frontières extérieures soient bien protégées. En effet, si la libre circulation était mise en question, je pense qu’il y aurait un effet de réveil au niveau de la population. L’espoir est qu’il y aurait alors une forte pression des nouvelles générations ».
« Ces changements de politiques et de priorités, vont, je pense, déterminer l’avenir de Schengen. Je crois que nous allons protéger la libre circulation des citoyens en Europe, mais cela impliquera un changement de politique migratoire avec une nouvelle politique d’asile qui va aller dans le bon sens de répartition. Cela impliquera une certaine solidarité parmi les Etats », a poursuivi Alemanno.
Quels effets économiques pour l’Europe si les frontières internes se remettaient en place de façon permanente ?
« Plusieurs études ont été faites à ce sujet. L’une d’elle, “Revenir à l’esprit de Schengen”, a été publiée le 4 mars par la Commission européenne. A la page 4, il y a des estimations portant sur les coûts d’une dissolution de l’Espace Schengen. Ce document parle d’une perte de 1 à 5 milliards dû au travail et aux déplacements frontaliers. Ceci aurait aussi un impact sur des pays comme la Slovénie, la Slovaquie et la Hongrie. Il y aurait aussi des retombées sur le secteur du tourisme. On a déjà remarqué que le tourisme provenant notamment du Japon et des Etats-Unis a fortement diminué suite aux attaques terroristes. On parlerait alors d’une perte de 13 millions de nuitées touristiques au niveau européen », explique Alemanno.
Quoi qu’il en soit, il faut rappeler que, depuis 20 ans, les frontières n’existent plus car il n’y plus de contrôles sur les marchandises et que les recréer ne serait pas une mission simple, car même physiquement il est difficile de reconstruire de telles barrières du jour au lendemain, a rappelé Alemanno.
L'enjeu de la mobilité
« Nous avons actuellement 1,7 millions de citoyens européens qui traversent les frontières régulièrement. Par exemple au Luxembourg, plus de 250,000 personnes traversent la frontière depuis l’Allemagne, la France et la Belgique tous les jours. L’économie luxembourgeoise pourrait donc s’écrouler si ces citoyens-là n’étaient pas capables d’aller au bureau tous les matins et devaient être contrôlés chaque jour ».
Les statistiques montrent que les ressortissants européens vivant dans d’autres Etats membres sont au nombre de 3%. Cependant, explique Alemanno, 50% des Européens se déplacent dans l’UE chaque année (travail, tourisme) et celle-ci est une autre forme de mobilité, car elle suppose une expérience directe de l’Europe. Il est donc plus important de mentionner ce chiffre quand on parle de mobilité. « Malheureusement, nous n’avons pas cette prise de conscience aujourd’hui selon laquelle l’Europe est une réalité pour un citoyen sur deux », a-t-il ajouté, et de poursuivre : « Nous avons donc une idée très anachronique de ce qu’est la mobilité. Celle-ci signifie aujourd’hui être exposé à d’autres cultures, à d’autres éléments ».
Un manque de pédagogie vis-à-vis de la crise de migrants
"Souvent les politiciens ne veulent pas trop entrer dans la pédagogie, car cette approche va contre leur campagne électorale. Défendre l’Europe ne paie pas aux élections aujourd’hui, alors que plus de 50% de la législation nationale est désormais européenne. Les électeurs voient cela comme de la propagande. En réalité, l’Europe a besoin de migrants. Nous devons développer des politiques migratoires pro-actives qui définissent quelles sont les priorités au niveau de la main d’œuvre, mais nous n’avons pas le courage politique nécessaire pour le faire".
L'accord UE-Turquie
L’idée qui s’installe est celle de la réinstallation, constituant le chapitre le plus récent de cette crise des migrants. L’accord entre la Turquie et l’Union Européenne repose sur le principe du « un pour un » et fait que les migrants, par exemple des refugiés syriens non-régularisés, soient renvoyés vers la Turquie. Pour chaque Syrien réadmis en Turquie, l’Europe s’engage en échange à en réinstaller un autre, du sol turc sur son territoire. Le mécanisme est censé décourager les passages illégaux en direction de la Grèce. L’UE s’est engagée auprès de la Turquie à hauteur de 3 milliards d’euros afin de permettre à celle-ci de mettre en œuvre cet accord.
Alemanno de conclure: « ces mesures permettront la survie de Schengen mais ne vont pas résoudre les problèmes, ni introduire un changement de paradigme dans la manière dont nous gérons les flux migratoires. Ce changement de paradigme du flux migratoire européen est impératif : il nous faut une clé de répartition quand quelqu’un frappe à la porte de l’Europe pour se répartir le fardeau. La Commission a donc mis sur la table une série de propositions, dont un contrôle des frontières, par le biais d’une agence qui pourrait gérer cette clé de répartition et dire aux Etats-membres quel est le taux de migrants et comment gérer les flux ». Il est vrai qu’il y a encore beaucoup de réticence politique au niveau national, mais rien n’est impossible…