Quatre questions à Claudie Haigneré, ancienne astronaute à l’ESA
Ancienne astronaute et aujourd’hui conseillère auprès du directeur général de l'Agence spatiale européenne (ESA), Claudie Haigneré a été la première femme française à aller dans l’espace. Elle a bien voulu partager avec nous sa vision de l’avenir, incitant notamment les étudiants de tous parcours à participer à l’une des plus grandes aventures de l’humanité. L’échange a eu lieu quelques jours avant que la NASA organise la première sortie dans l’espace exclusivement féminine
Vous avez dit que le premier pas de l’Homme sur la Lune il y a cinquante ans avait éveillé votre intérêt pour l’espace. Vous aviez 12 ans à l’époque. En quoi l’espace pourrait attirer les étudiants aujourd’hui ?
L’exploration spatiale est en pleine évolution. Il y a de nouveaux acteurs, de nouvelles destinations, de nouvelle technologies qui peuvent nous emmener plus loin dans l’espace. Nous explorons de nouveaux horizons : au-delà de la Lune, Mars est notre prochain défi. Ce vent de changement est très attractif pour les étudiants. Le spectre de l’exploration s’est beaucoup élargi ces cinquante dernières années : vous pouvez y participer tout en étant juriste, entrepreneur, ou ingénieur spécialiste des nouveaux matériaux. Tout le monde a une place dans l’exploration des nouvelles frontières. Il faut maintenant penser out-of-the-box – ou devrions-nous dire out-of-the-atmosphere ? Prenez l’exemple de la gouvernance d’un futur village lunaire, un endroit que nous habiterons tous ensemble et dont nous devrons gérer les ressources et l’exploitation d’une manière durable. Nous sommes tous conscients du patrimoine humain que chacun d’entre nous représente. Il faut donc qu’on trouve, pour l’avenir, le bon équilibre entre les biens communs et l’économie spatiale potentielle.
Comme je l’ai dit, nous n’aurons plus seulement besoin des scientifiques et des ingénieurs, nous aurons besoin de juristes, d’économistes, de philosophes, de sociologues et aussi de spécialistes en géopolitique, parce qu’il y a un contexte géopolitique dans cette aventure. Le champ des possibles est devenu beaucoup plus ouvert. Et puis il faut bien sûr avoir des équipes sur Terre. Cela a été un grand privilège pour nous de pouvoir aller dans l’espace, moins de 600 personnes ont eu l’expérience d’un tel voyage. Mais, derrière nous, il y avait des équipes au sol qui ont préparé les expériences que nous avons pu mener. Aujourd’hui, même des personnes créatives (comme les artistes par exemple) ont un rôle à jouer, parce qu’il s’agit de l’expansion de notre espèce, et cela demande que tout le monde fasse preuve de créativité pour ce projet si inspirant.
Vous avez été sélectionnée parmi des milliers de candidats pour faire partie de deux missions spatiales, en 1996 et 1999. Quels profils étaient sélectionnés à cette période ?
Quand j’ai été choisie, il y avait déjà des profils différents : des pilotes militaires, mais aussi des civils – par exemple des scientifiques comme moi-même. J’ai profité de cette ouverture. Je suis médecin et j’ai un doctorat en neuro-sciences. C’était alors un champ complètement nouveau. Il était essentiel d’adopter de nouvelles manières de penser, de nouvelles idées, pour construire la coopération au-delà de la course à l’espace. Les années soixante-dix ont été l’époque des héros et pionniers, dominée par les militaires, pour la plupart des pilotes et des hommes (à l’exception de Valentina Tereshkova en 1963) : des « chevaliers du ciel » en somme, inspirants, mais pas accessibles.
Après une ouverture progressive à des cultures et expériences diverses, une ouverture qui est restée institutionnelle néanmoins, nous entrons maintenant très rapidement dans une nouvelle ère de coopération entre les acteurs publics et privés pour la prochaine phase de l’exploration spatiale. Durant les vingt dernières années, l’espace s’est ouvert aux individus et aux initiatives privées : Elon Musk, Jeff Bezos, les touristes de l’espace... Au-delà de la simple exploration, nous sommes aussi en train d’aborder une phase d’expansion durable et, potentiellement, d’exploitation où de nouvelles expertises seront nécessaires, sur Terre comme dans l’espace.
Comment les étudiants d’HEC peuvent-ils contribuer à ce secteur en plein développement ?
En partenariat avec HEC, nous ouvrirons l’espace à de nouvelles communautés qui partageront l’avancement du secteur. Il est très important pour nous de s’inspirer de votre exemple, et d’apprendre de vos expériences innovatrices dans les domaines qui vous concernent. Nous l’avons déjà vu dans notre collaboration qui a permis de créer l’ESA-Lab, avec ArianeGroup. Au-delà des objectifs scientifiques et des développements technologiques innovants, notre communauté spatiale doit interagir avec de multiples expertises non-spatiales pour explorer le véritable potentiel de l’aventure humaine dans l’espace. Dans cette nouvelle époque spatiale, nous pourrons certainement organiser des relations constructives entre des étudiants en ingénierie ou en management avec des étudiants d’autres secteurs, par exemple la gestion des systèmes complexes, ou la prise de décisions. Ce sera une contribution au « désir d’espace » (au sein d’une génération née bien après Apollo 11 et ses effets), et cela permettra d’apporter des arguments convaincants au soutien économique et politique nécessaire pour les ambitions de l’Europe en matière d’exploration spatiale et d’utilisation des applications qui en découlent.
Ces jeunes doivent devenir la voix de l’Europe sur ces sujets du développement du secteur spatial, de ses applications, des technologies associées, de la science, des questions de sûreté et sécurité, des nouveaux marchés économiques et des nouvelles frontières. La voix de l’Europe doit être présente dans tous ces domaines liés à l’avenir, à l’avenir de l’humanité. Je pense que nous pouvons le faire ensemble dans ce partenariat ouvert, proactif et résolu. Et nous bénéficierons de la notoriété, de l’expérience et des réseaux d’un établissement comme HEC Paris, qui a déjà des liens avec l’ESA et la communauté européenne, pour renforcer le dynamisme de la coopération et notre expertise dans cette compétition mondiale.
Sur 560 astronautes déjà allés dans l’espace, 64 seulement étaient des femmes. Cette proportion reste constante jusqu’à aujourd’hui, aux alentours de 10%. Vous avez déclaré que les femmes peuvent être un atout pour l’exploration spatiale, mais qu’on trouve souvent une forme d’autocensure de leur part. Que vouliez-vous dire par là et que souhaiteriez-vous ? Une parité absolue ?
Un certain déséquilibre demeure dans l’exploration spatiale. Je ne réclame pas une parité de 50 %, mais 10 %, ce n’est pas représentatif de ce que les hommes et les femmes peuvent faire ensemble pour l’espace, dans l’intérêt de l’humanité entière ! Dans l’espace, on ne cherche pas à savoir à quel genre vous appartenez, ou de quel pays vous venez. Vous n’êtes qu’un être humain, étonné par la beauté fragile de cette planète, qui accueille la seule forme de vie que nous connaissons. Avec d’autres, vous êtes ensemble pour permettre à l’humanité de dépasser les frontières de la connaissance, et de continuer son aventure en allant plus loin dans l’espace.
Il est vrai néanmoins que, même si les femmes ont démontré leur capacité à remplir toutes les missions (jusqu’à assurer le commandement d’une station) tout en menant de front et avec succès leurs vies privées et professionnelles, elles demeurent réticentes face à un secteur qui est toujours trop masculin et où les stéréotypes persistent. La diversité et l’étendue des compétences à mobiliser demandent tous les talents.
Nous devons donc probablement changer le story-telling des missions spatiales, afin d’élargir cette aventure humaine. Dans un environnement technologique de haut niveau, souvent hostile, il faut bien sûr maintenir la rationalité, la rigueur et le travail qui doit être fait. Mais nous devons aussi maintenir une grande ouverture dans ce désir d’espace, pour accueillir une génération aux multiples talents. Pour se préparer activement pour l’avenir, tous les talents et sensibilités doivent contribuer à l’exploration spatiale, c’est-à-dire des jeunes (hommes et femmes) avec leurs différences et leurs similarités.
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