La connaissance n'est pas suffisante pour contrer la désinformation
(Mauvaise) information, vérité et connaissance", tel était le thème du dialogue académique entre Cyrille Vigneron, président-directeur général de Cartier, et les deux directeurs scientifiques de la chaire "Turning Points", Anne Laure Sellier, professeure à HEC Paris, et Benjamin Voyer, professeur à l'ESCP. La table ronde du 5 octobre au siège de Cartier à Paris a mis en évidence comment l'adoption d'une pensée critique et d'une approche scientifique étaient des armes essentielles dans la lutte contre la désinformation, un défi qui nous concerne toutes et tous car il creuse le fossé dans la société.
Cyrille Vigneron, President and CEO of Cartier, HEC Paris Professor Anne Laure Sellier and ESCP Professor Benjamin Voyer
Pour une chaire qui s'intéresse aux enjeux sociétaux contemporains et à leurs tournants, notamment sur les sujets de la vérité et de la désinformation, 2016 est certainement une année charnière sur laquelle se pencher. Le vote du Brexit et l'élection de Donald Trump illustrent non seulement la montée du populisme, mais aussi notre prise de conscience des effets délétères de la désinformation. C'est dans ce contexte que les dictionnaires d'Oxford (Oxford Dictionaries) ont désigné la "post-vérité" comme mot international de l'année. Décrivant une situation "dans laquelle les faits objectifs ont moins d'influence que les appels à l'émotion", il marque l'avènement d'une menace omniprésente de désinformation.
Ce phénomène s'est considérablement amplifié à la suite de la pandémie de COVID-19, créant un autre phénomène connu sous le nom d'infodémie (excès d'informations, y compris d'informations fausses ou trompeuses, dans les environnements numériques et physiques lors de l'apparition d'une maladie). Sept ans plus tard, de grandes institutions internationales telles que l'OCDE ou le Forum économique mondial ont identifié la désinformation comme l'une des plus grandes menaces pour la démocratie au XXIe siècle. La perception même de la vérité et de la connaissance scientifique est remise en question. Comment les chercheurs et les chefs d'entreprise abordent-ils ces questions ? Quelles sont les responsabilités des établissements d'enseignement supérieur et des entreprises ?
A l'occasion du troisième anniversaire de la Chaire Cartier, ESCP et HEC Paris “Turning Points – Aspiration to Inspiration”, Cyrille Vigneron, président-directeur général de Cartier, a mené une discussion stimulante avec les co-directeurs de la Chaire, Anne Laure Sellier (professeure de sciences comportementales à HEC Paris) et Ben Voyer (professeur de sciences comportementales à HEC Paris), sur les défis posés par l'environnement actuel de l'information. Les étudiants de l'Observatoire de la Génération Z, ainsi que des employés de Cartier et des deux écoles de commerce sont venus en nombre pour suivre le débat.
La connaissance est aussi notre affaire
Animant l'événement au siège de Cartier à Paris, Cyrille Vigneron a déclaré que les questions relatives à la vérité et à la connaissance devraient également être considérées comme essentielles par les entreprises, car les nouveaux défis liés à l'information auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui exigent une réponse collective. Cyrille Vigneron a plaidé en faveur d'un rapprochement entre le monde de l'entreprise et le monde universitaire, afin que nous puissions apprendre des chercheurs et travailler ensemble sur des questions qui comptent vraiment.
Ceci illustre à la fois l'ambition de la Chaire Cartier - partager une culture de la recherche et inspirer la Maison Cartier pour faire face aux défis actuels et futurs -, et la conviction de Cyrille Vigneron quant à la nécessité de favoriser un dialogue accru entre les entreprises et le monde de l'éducation pour un impact plus concret et durable.
Arrêtez-vous et réfléchissez
Au cours du débat, il est apparu que les citoyens et les chercheurs sont confrontés à des défis similaires. D'une part, les citoyens souffrent d'une surcharge d'informations lorsqu'ils tentent de comprendre les nouvelles, de se forger une opinion et de participer au débat public. De l'autre, les chercheurs sont "inondés de données", comme l'a souligné Anne-Laure Sellier. Les uns et les autres n'ont pas le temps de traiter cette masse d'informations : "Nous ne prenons guère le temps de réfléchir de manière critique aux informations qui nous parviennent, alors que c'est la seule chose à faire pour contrer la désinformation", a-t-elle ajouté.
Pourquoi les gens partagent-ils des fake news ? Selon Anne-Laure Sellier, "le partage est fondamental pour l'humanité et nous cherchons tous à partager la vérité et la connaissance, mais c'est impossible" car les gens sont bombardés d'informations. En parcourant à toute vitesse nos fils d'actualité sur les médias sociaux, ils ne prennent pas le temps de réfléchir à ce qu'ils partagent et de peser ce qui est vrai ou non. Elle a ensuite présenté une étude réalisée en 2021 par David Rand, professeur au MIT, qui montre que le fait d'attirer l'attention des gens sur l'exactitude des informations et de les aider à faire preuve de plus de discernement quant à la véracité des informations qu'ils partagent sur les médias sociaux peut réduire de moitié la diffusion de fausses informations. "Le problème n'est pas tant que les gens ne se soucient pas de la vérité ou qu'ils veulent délibérément diffuser des fausses nouvelles ; c'est que les médias sociaux nous incitent à partager des choses que nous ferions mieux de penser si nous nous arrêtions pour réfléchir", écrit le professeur Rand. Nous avons besoin de plus de temps pour le faire, et dans nos environnements de travail toujours plus rapides, il est peut-être temps de concevoir le ralentissement, suggère Anne Laure Sellier.
Prônant le respect de la nature à long terme de la recherche, ainsi que la nécessité de choisir, d'analyser et de passer au crible un énorme volume de données, Anne-Laure a souligné que sept années de recherche sur la désinformation depuis les élections présidentielles américaines de 2016 étaient très peu à l'échelle du temps de la recherche. De ce point de vue, la vertu de cette chaire est de soutenir cette réflexion à long terme, afin d'avoir un impact sur les entreprises et la société.
Vérifier les faits c'est faire preuve de sens critique
"Je ne vais pas vous apprendre des faits". C'est ainsi que Ben Voyer, professeur à l'ESCP, accueille traditionnellement ses nouveaux étudiants, suscitant un certain étonnement dans la classe. Justifiant cette approche devant le public de la conférence, il a ajouté : "Les faits sont dépassés. Je suis ici pour leur apprendre à penser de manière indépendante et critique".
L'esprit critique est le meilleur moyen de faire face à la quantité d'informations auxquelles nous sommes exposés, a-t-il poursuivi, soulignant l'importance de s'engager de la bonne manière. "Parfois, nous n'avons pas besoin de la vérité pour expliquer que plus nous nous interrogeons, plus nous nous rapprochons de la vérité. C'est le parcours des penseurs critiques".
La désinformation, indicateur d'une société fragmentée
"L'absence de prise de recul est essentielle pour comprendre le phénomène de la désinformation", selon le professeur Voyer, qui souligne que la façon dont les gens pensent peut être biaisée par de nombreux facteurs sociaux. La prise de conscience de ce phénomène devrait les amener à s'ouvrir à d'autres points de vue. "Nous pensons trop en silos dans notre société", a-t-il déclaré. À plusieurs reprises, Ben Voyer a rappelé combien il lui semblait essentiel que chacun essaie de se mettre à la place des autres, pour mieux se comprendre. Un message particulièrement bien reçu par les jeunes présents dans l'assistance.
Au-delà des solutions politiques ou techniques liées à la réglementation des plateformes dans la lutte contre la désinformation, M. Voyer a affirmé qu'il était essentiel de jeter des ponts entre des personnes et des cultures qui ne se parlent pas habituellement. Il a mentionné la théorie psychologique de "l'hypothèse du contact", qui suggère que le fait de permettre à des membres de groupes différents d'interagir les uns avec les autres réduit les préjugés et, en tant que tel, est un moyen d'améliorer les relations entre les groupes en conflit et "peut amener les gens à converger".
Science et vérité
Soucieuse de clarifier les termes du débat, la professeure Anne-Laure Sellier a défini la désinformation comme suit : tout ce qui va à l'encontre de ce qui est communément admis comme étant actuellement consensuel parmi les scientifiques, ou mathématiquement admis. Un consensus scientifique est établi sur un ensemble de preuves vérifiables, acceptées par la communauté scientifique à un moment donné en fonction des connaissances disponibles dans une discipline donnée.
Qu'en est-il du concept de vérité ? La science n'établit pas une vérité unique et fixe qui se maintiendrait dans le temps. Les connaissances scientifiques évoluent et toute vérité scientifique n'est donc vraie que tant qu'elle n'est pas invalidée par de nouvelles preuves forgeant un nouveau consensus. Pour Anne-Laure Sellier, ce rapport à la vérité place le chercheur dans une position très humble - il est typique pour les scientifiques d'envisager plusieurs "vérités", tout en mettant en avant la théorie la plus consensuelle à un moment donné. En ce sens, en dehors des connaissances noires et blanches (par exemple, la Terre est ronde), la vérité sur les zones grises de la connaissance est une cible en perpétuel mouvement.
Le coût de la désinformation
Alors que la science se fonde sur des preuves, la désinformation permet le règne des opinions, sans parler des théories du complot. L'épidémie de COVID-19 s'est accompagnée d'une surabondance d'informations (infodémie), certaines exactes et d'autres non - qualifiées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) de "rendant difficile pour les gens de trouver des sources et des conseils fiables lorsqu'ils en ont besoin". À l'encontre du consensus scientifique, la circulation de théories du complot, de "fake news" ou de "fake science" peut avoir des conséquences concrètes, comme l'a souligné Mme Sellier. Pour illustrer son propos, elle a mentionné un rapport canadien suggérant que de fausses informations sur le COVID 19 ont été jugées responsables d'au moins des milliers de décès au Canada. D'autres études ont également montré que les fausses nouvelles coûtent des vies.
D'une manière plus générale, la désinformation menace la cohésion de nos sociétés. "Nous devons créer un langage universel", a souligné Anne-Laure. "Si ce n'est pas la science, quelle alternative proposez-vous ?"
Enseigner à penser et faire de la recherche à impact
Pour Andrea Masini,doyen de la faculté et de la recherche d'HEC Paris, il ne fait aucun doute que la menace que représente la désinformation pour nos sociétés doit également être considérée comme une occasion de renforcer la science : "Investir dans la recherche nous donne un avantage unique. En tant qu'école de recherche, nous avons la possibilité de lutter contre les fausses informations à l'aide de données".
"Nous avons également une responsabilité incroyable envers nos étudiants", a-t-il ajouté, soulignant que l'accès à la connaissance est essentiel, mais qu'il est plus fondamental de doter les étudiants de la théorie et de la pensée critique nécessaires pour la traiter. Il s'agit de former les étudiants d'HEC à "penser" et à "utiliser leur cerveau".
Dans le même ordre d'idées, Francesco Rattalino, vice-président exécutif de l'ESCP Business School, a cité l'allégorie de la caverne de Platon pour souligner la nécessité de "remettre en question les connaissances qui nous sont présentées". Il a ajouté que les connaissances produites par les universitaires ne sont pas suffisantes "si elles ne sont pas exploitables". "Pour remplir notre mission, nous devons avoir un impact sur le monde", a-t-il déclaré. La Chaire Cartier, ESCP et HEC Paris illustre "la recherche actionnable pour faire la différence".