Distinguer libéralisme et capitalisme au 21ème siècle
Valérie Charolles est chercheure à l’Institut Mines-Télécom Business School et chercheure associée à l'Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain / Laboratoire d’Anthropologie Critique Interdisciplinaire (CNRS/EHESS). Elle a publié quatre ouvrages, dont « Le libéralisme contre le capitalisme », dans lequel elle qualifie la synonymie entre les deux concepts comme une idéologie, prenant la forme d’un « totalitarisme mou ». Dans le cadre de son cycle de conférences sur la transition écologique et sociale, le Centre Society & Organizations (S&O) a eu le plaisir de la recevoir, le 30 octobre dernier.
Pourquoi est-il important pour vous que les étudiants de première année (L3) à HEC connaissent la différence entre capitalisme et libéralisme, le sujet de votre présentation et de votre livre ?
Valérie Charolles : Il me semble primordial de traiter cet enjeu de base, car il nous fait comprendre dans quel monde nous nous trouvons. Et il ne faut pas se tromper de terminologie pour qualifier le système économique dans lequel nous évoluons. Expliquer qu’il est capitaliste n’est pas injurieux, c’est de l’ordre du constat. On peut aussi dire qu’il est néo-libéral ou ultra-libéral. Mais on ne peut pas le décrire comme libéral si on se réfère à la pensée d’Adam Smith, (dans « La Richesse des nations », NDLR), qui est celle sur laquelle je m’appuie. C’est important, car ça permet d’éviter des malentendus sur ce qu’est l’économie de marché. Si l’équilibre est au cœur de la pensée libérale, ce n’est pas le cas du capitalisme. Si nous faisions correctement la différence entre libéralisme et capitalisme, nous pourrions mieux nous prémunir contre la surpuissance de la finance, avec les crises qui en résultent, et ce au nom de l’équilibre et de la concurrence dans une économie de marché libérale.
Comment expliquez-vous cette apparente cécité qui perdure, car nous mettons souvent le libéralisme et le capitalisme dans le même sac ?
C’est une des grandes énigmes auxquelles j’essaie de répondre dans mon livre. Au fond, c’est au niveau de l’idéologie et du discours que nous confondons le libéralisme et le capitalisme. C’est une sorte de ruse de la raison et de l’histoire. Parfois, on vous fait prendre des vessies pour des lanternes, parce que ça peut correspondre à certains intérêts, parce que ça peut être plus facile à expliquer. Jusqu’à il y a 20 ou 30 ans, le « capitalisme » était souvent considéré comme un gros mot, car il renvoyait à la critique communiste. On a donc accepté de ne pas assumer le capitalisme et d’utiliser le mot libéralisme à la place.
Mais aujourd’hui, où même un pays comme la Chine assume une forme de capitalisme, le terrain est plus propice à ce qu’on fasse clairement la différence entre la pensée libérale et la pensée capitaliste, et du coup, que l’on puisse voir quelles conséquences cela peut entraîner.
Dans votre livre vous dites : « nous ne pensons pas l’économie, nous la subissons. » Qu’est-ce qui nous empêche de la penser, et que voulez-vous dire par « subir » ?
Il faut constater qu’il y a peu de philosophes qui se penchent sur ces questions et peu de propositions, en dehors de la sphère économique, sur le sujet. Et ce malgré le fait que l’économie s’impose à nous comme quelque chose dominant le mode d’organisation de la vie contemporaine. C’est pourquoi je dis que nous la subissons. Il faut s’armer d’une analyse plus fine, plus articulée de l’économie pour que l’on arrête de la subir, et en particulier bien faire la différence dans la sphère économique entre les pratiques, les règles, les théories et les discours. C’est ainsi que nous pourrions à la fois reconstruire l’économie et nous libérer de son emprise. Car l’économie nous donne du sens, même si ce n’est pas la seule valeur dans la vie.
Dans votre présentation, vous avez cité le philosophe politique John Rawls et son livre « Justice as Fairness », lorsqu’il décrit les cinq types de régimes politico-économiques possibles. Dans quel régime situez-vous la France ?
Nous sommes dans le capitalisme de l’Etat-Providence, c’est-à-dire un système où on laisse fonctionner l’économie sur une base capitaliste dans laquelle les entreprises sont jugées en fonction des besoins des marchés financiers. Les inégalités et les problèmes que cela engendre sont récupérés ensuite par l’Etat, avec des coûts croissants. Pour Rawls, ceci est un des trois systèmes qui ne fonctionnent pas en termes d’équité. Les deux autres sont le capitalisme du laissez-faire et le système communiste.
Il propose à l’inverse deux systèmes qui permettent d’assurer l’équité. Tous les deux sont libéraux, selon moi. Le premier est la démocratie de propriétaire : chacun est plus ou moins propriétaire de son outil de production. Le deuxième s’appelle le socialisme libéral démocratique et correspond peu ou prou au système allemand. Dans ce cas il y a beaucoup d’autodétermination et les salariés sont plus impliqués dans la gestion des entreprises. Dans les entreprises allemandes de taille moyenne, un tiers des directoires est composé de salariés.
Je placerais les Etats-Unis dans le régime du capitalisme de laissez-faire, avec une grosse dose de protectionnisme. Rawls dit qu’une démocratie de propriétaires pourrait mieux convenir aux USA. Pour l’Europe occidentale, il voit plutôt une économie libérale démocratique.
Quel est votre regard sur l’enseignement de la finance dans les écoles de commerce françaises ? Y a-t-il un enseignement à la hauteur de votre approche qui distinguerait mieux le libéralisme et le capitalisme ? Ici, par exemple, nous avons introduit un nouveau programme, Purposeful Leadership, qui met la quête de sens au cœur de son enseignement.
J’ai l’impression que les choses ont beaucoup évolué par rapport au temps où j’étais étudiante et ceci dans le bon sens, avec plus d’ouverture. Cependant, je constate avec tristesse que beaucoup d’écoles persistent à enseigner la finance néo-classique incarnée par des théoriciens tels Harry Markowitz et les formules de Black Scholes qui, disons, aboutissent à une finance non durable. Je pense qu’il faut développer – et je vois avec grand plaisir que cela se fait à HEC, et aussi à Sciences Po – une ouverture vers le sens et l’éthique. Il faut aussi réfléchir sur la manière d’intégrer ces valeurs dans les cours de comptabilité, de finance, et ainsi de suite. Je suis optimiste parce que je pense que les étudiants ont cette envie et que les institutions la partagent.
Vous avez écrit que le 20ème siècle était le siècle des mots et des choses, certainement en référence à l’œuvre de Michel Foucault, et que le 21ème siècle sera le siècle des faits et des chiffres. Vous ajoutez aussi que ce dernier ne serait pas un siècle de positivisme qui « nous rendrait esclaves ». Que voulez-vous dire par là ?
La philosophie s’est beaucoup intéressée au problème des mots et des choses au 20ème siècle, avec le « linguistic turn » (le tournant linguistique). Aujourd’hui, le problème philosophique qui devrait intéresser davantage mes collègues concerne les faits et les chiffres. Quel est le rapport entre les faits et les chiffres, comment sont construits les chiffres ? Sont-ils toujours justes ou utiles ? Comment les utilise-t-on ? Si les philosophes ne s’intéressent pas à ce sujet, on risque d’être pris dans une société où on vous assène des chiffres « vérités » face auxquels on n’aurait aucun choix de liberté. C’est ce que je veux dire par positivisme étroit. La liberté est un principe qu’il faut savoir garder, y compris pour la manière dont on modélise les comportements, c’est-à-dire ne pas être trop étroit dans nos modèles scientifiques.