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Institut Sustainability & Organizations

L’entreprise de demain : une feuille de route pour sauver l’entreprise d’aujourd’hui

 

Rodolphe Durand, directeur académique de l’Institut Society & Organizations d’HEC Paris, et Antoine Frérot, président-directeur général de Veolia, ont publié ensemble « L’entreprise de demain : pour un nouveau récit » (Flammarion, 288 pages). Dans cet ouvrage important, ils s’interrogent sur les raisons de l’incompréhension actuelle entre les entreprises et la société, et proposent des solutions pour la dépasser. Rodolphe Durand nous explique les leçons essentielles à retenir des turbulences de ces dernières années.

Rodolphe Durand - HEC Paris

Rodolphe Durand, votre objectif semble clair dès le début de votre livre : réhabiliter l’entreprise, malmenée depuis plusieurs années, en la réinventant. Comment avez-vous procédé, avec Antoine Frérot, pour esquisser cette entreprise de demain ?

Nous avons en effet voulu réhabiliter l’entreprise en nous appuyant sur nos visions respectives : le PDG d’une multinationale du secteur de l’environnement, d’une part, et d’autre part un professeur, engagé depuis de nombreuses années dans la compréhension du rôle de l’entreprise, et de ce qu’elle peut apporter face aux grands enjeux de la société d’aujourd’hui.

Antoine Frérot et moi-même sommes d’accord pour dire que ce n’est pas parce que certaines grandes entreprises contribuent à nos problèmes, qu’il faut pour autant rejeter l’ensemble des entreprises, et tout ce qu’elles peuvent apporter. Nous avons donc voulu proposer un nouveau récit, qui mette à égale distance la version financière de la gestion de l’entreprise (la maximisation de la valeur en faveur des actionnaires, en anglais la « shareholder value maximization »), et la « théorie des parties prenantes » – la « stakeholder theory ». Depuis les années quatre-vingt, celle-ci permet de proposer des alternatives à la première mais qui ne parviennent pas à convaincre. Et pour nous, il y a une troisième voie, différente et porteuse d’espoir.

Le concept d’entreprise est aujourd’hui vieux de deux siècles. Quels sont les éléments-clés que vous appelez à faire évoluer, à un moment que vous décrivez comme « charnière » ?

On lit souvent que les années 2008-2020 sont des années décisives. Elles marquent en effet la fin de l’époque hégémonique de la « shareholder value maximization », dont la théorie débute, en vérité, dans les années 1960-70. Ces années sont marquées aussi par le rapport du GIEC, la prise de conscience que la façon de comptabiliser la performance des entreprises comporte des défauts. Que la manière de mesurer le PIB laisse de côté les citoyens, qui sont aussi des employés, des chefs d’entreprises, et qui sont sensibles à d’autres dimensions… Tout cet ensemble mène donc à réévaluer la définition même de l’entreprise, à la faire pivoter.

L’entreprise n’a pas de définition juridique, on parle plutôt de société, sur la base du Code civil en France, ou dans les droits anglo-saxons. Mais le principe même qui consiste à dire qu’une entreprise, c’est-à-dire une société, appartient à ses actionnaires et à eux seuls, qu’ils ont donc tout pouvoir sur la conduite de l’entreprise, et récupèrent tous les profits qu’elle peut générer, a été remis en cause, par les juristes en premier, depuis les années 2010. Cela coïncide avec une demande forte de redéfinition de ce qu’est et ce que peut faire l’entreprise. Car si les actionnaires sont propriétaires des actions d’une structure juridique que l’on appelle une société, ils ne sont pas propriétaires de l’ensemble des actifs de l’entreprise.

Ce petit pas de côté, ce petit écart ouvre beaucoup de possibilités, comme on l’a vu avec la récente loi PACTE en France. Du coup, l’entreprise peut s’autosaisir, définir sa raison d’être, voire devenir une société à mission. A  côté du seul objectif du profit, elle peut ajouter d’autres objectifs comme l’impact social, l’environnement… que les actionnaires valident ensuite en assemblée générale.

 

L'entreprise de demain
Antoine Frérot et Rodolphe Durand

Vous dites de cette évolution qu’elle est « aussi déroutante que passionnante » 

Déroutante, parce qu’elle remet en question la théorie de l’agence, la maximisation du retour sur investissement, l’alliance entre les structures juridiques des sociétés qui peuvent localiser les actifs à un certain endroit, puis mettre les flux et les revenus à un autre. C’est ce que l’on a vu avec les GAFA : des flux financiers faiblement taxés dans un pays alors qu’ils sont générés ailleurs. C’est assez déroutant car ces comportements sont aujourd’hui remis en cause. Comme les cours que les professeurs enseignent depuis cinquante ans, d’ailleurs.

C’est tout aussi passionnant, car on peut recomposer, comme dans un meccano, la définition de ce qu’est une entreprise, ou société commerciale. On redéfinit le rôle d’un dirigeant, on questionne le rôle de l’actionnaire (ont-ils tous les mêmes droits ?) Tout ceci nourrit une réflexion captivante !

Vous évoquez l’impact du système actionnarial sur la formation au sein des écoles de commerce. Cette doxa « friedmannienne » a suscité une véritable adhésion des professeurs de management, de stratégie d’entreprise, de finance qui, comme vous l’écrivez, « ont tous été éduqués dans cette philosophie. » A l’avenir, quel rôle pourront-ils jouer dans la construction de ces entreprises de demain ?

Leur rôle sera crucial. Pour commencer, je regrette qu’il n’y ait pas de cours en classes préparatoires sur la théorie des organisations, une discipline centenaire. Les étudiants n’ont donc pas connaissance de fonctionnements économiques différents, sur lesquels pourtant de nombreux chercheurs ont écrit : sur l’organisation, sur sa légitimité et ses dysfonctionnements…

Quand les étudiants arrivent à HEC Paris, ils sont soucieux d’apprendre, mais encore vierges de connaissance sur le management, et la théorie de l’organisation. Ce n’est pas le cas de nombreux étudiants internationaux, ce qui provoque un certain retard difficile à rattraper. Notre métier est de réfléchir, de modéliser et de théoriser les comportements de ces organisations et de ces entreprises. Comme dans tous les champs disciplinaires, il y a une compétition sur la meilleure façon de modéliser et de représenter le comportement de l’entreprise sur les marchés.

Depuis 50 ans, une théorie dominait parce que c’était mathématique, c’était simple, elle était prédictive sur le phénomène observé. Elle s’est donc répandue, du fait de son efficacité. C’était la théorie dite « de l’école de Chicago » ou « friedmannienne », qui repose sur des principes qui, pendant trente ou quarante ans, ne portaient pas trop à conséquence. Mais aujourd’hui il faut l’amender, car elle ne prend pas suffisamment en compte les externalités, c’est-à-dire les bienfaits et les éventuels effets négatifs de l’action de l’entreprise, notamment au niveau de l’environnement : les émissions, la pollution, tous ces coûts qui sont reportés sur le financement public. On ne prend pas en compte les impacts sociétaux que certains secteurs économiques peuvent provoquer. Quand on pense aux industries extractives, aux industries du transport, de l’énergie… il y a bien évidemment des dégâts collatéraux liés à ces activités.

Il faut donc repenser ce modèle, ajouter des hypothèses, développer de nouvelles théories. Et pour ce faire, on doit le repenser autour des stakeholders, des parties prenantes qu’elles soient actionnaires ou non.  Et tout ceci commence à l’école !

 

L'entreprise de demain

 

Votre livre déconstruit l’entreprise depuis sa naissance. Il propose ensuite une reconstruction complète, autour de trois dimensions : philosophique (la raison d’être), économique (redéfinir la concurrence, penser une meilleure répartition des bénéfices) et politique (par exemple en s’appuyant sur le projet européen). Comment pourriez-vous décrire cette architecture nouvelle ?

(Rires) Vous me demandez là tout un programme électoral ! Ce récit se construit à partir de différents étages. Le premier étage est juridique, voire philosophique, il est lié à la raison d’être de l’entreprise comme nous venons de l’évoquer. On trouve ensuite un étage économique, centré sur le questionnement du profit, en lui adjoignant des dimensions supplémentaires, liées à la concurrence. Et enfin, il y a un étage plus politique, avec un projet centré sur l’Europe. Nous souhaitons travailler à une redéfinition de la société commerciale, et à une réflexion sur la concurrence. Nous sommes convaincus qu’il faut prendre à bras-le-corps ces différentes dimensions et les traiter simultanément. Le rôle d’une business school dans cette réflexion est de contribuer à faire émerger ce récit en le formalisant, en le travaillant, et en menant à bien les recherches adéquates sur les impacts environnementaux et sociétaux. Cela permettra aux décideurs d’avoir une vision informée et prédictive et aussi de mieux intégrer les nouvelles obligations réglementaires qui ne manqueront pas d’être imposées aux entreprises.


Retrouvez Antoine Frérot sur hecstories.fr, le magazine des alumni HEC


 

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